Porter les enjeux de la privatisation de l’éducation au Maroc devant l’ONU
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Ce post de blog a été posté initialement sur le blog du Right to Education Project. Vous pouvez le l'article original ici. Pour plus d'informations sur notre plaidoyer sur le droit à l'éducation, vous pouvez consulter la page dédiée.
Mercredi 3 septembre, au matin. Les dés sont jetés ; dans quelques minutes, nous saurons. Ma collègue marocaine, qui représente la Coalition marocaine pour l'éducation pour tous, et moi-même, représentant la Global Initiative for Economic, Social and Cultural Rights(GI-ESCR) attendons avec impatience. Vont-ils poser la question? Que répondra le gouvernement? Le moment est venu. Mme Amal Aldoseri, un membre du Comité des Nations Unies sur les droits de l'enfant (CDE), lance une salve de questions sur le système éducatif au Maroc, et conclut : « Pouvez-vous expliquer l'impact du développement de l'enseignement privé sur les inégalités et le droit à l'éducation dans votre pays ? »
Nous ne pouvons nous empêcher de ressentir un pincement au cœur. Nous approchons du but, après un an de travail acharné pour essayer d’attirer l’attention sur la privatisation rampante de l’éducation au Maroc et ses effets dévastateurs. Le gouvernement marocain va enfin devoir expliquer pourquoi, depuis plus d'une décennie, il a soutenu et encouragé le développement d’un enseignement privé payant, à but lucratif, triplant ainsi le nombre d’enfants inscrits dans des écoles privées, et participant à creuser encore les inégalités dans l'accès à une éducation de qualité et à diviser davantage la société entre riches et pauvres.
Le gouvernement marocain est représenté à Genève par une délégation d’une vingtaine de membres, conduite par la ministre de de la Solidarité de la femme, de la famille et du développement social, Mme Bassima Hakkaoui. La délégation est venue au siège du Haut-commissariat aux droits de l’Homme de l’ONU pour discuter de la mise en œuvre par le gouvernement marocain de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l'enfant, dans le cadre de l'examen périodique que le CDE mène normalement tous les cinq ans. Le représentant du gouvernement en charge de l'éducation commence à répondre aux questions de Mme Aldoseri. Il donne une réponse à toutes les questions qu'elle a soulevées, faisant l'éloge des « grand progrès » réalisés par le Maroc en matière d'éducation, et la ministre, Mme Hakkaoui, renchérit.... sauf qu’ils ignorent soigneusement tant l’un que l’autre la question sur la privatisation de l'éducation.
A ce moment-là, nous pensons que c'est fini : le Comité a très peu de temps pour procéder à l'examen du Maroc, la privatisation était le dernier point d’un ensemble de questions sur l’éducation, et une problématique qui peut sembler au Comité relativement anodine au regard de tous les problèmes du Maroc. Les membres du Comité vont maintenant passer à la question suivante, comme prévu. Le gouvernement n’a pas donné les informations escomptées, il ne s’est pas expliqué, et nous n’avons plus qu’à croiser les doigts pour que le Comité tienne compte des enjeux liés à la privatisation de l'éducation dans ses recommandations écrites.
C’est alors que nous voyons quelqu'un lever la main. M. Hatem Kotrane, membre tunisien du CDE, pose une question de suivi sur la privatisation. En se fondant sur es statistiques du ministère de l'Éducation que ma collègue marocaine lui a données pendant la pause un peu plus tôt, il insiste et demande au gouvernement d’expliquer pourquoi les chiffres montrent que la plupart des enseignants du privé sont également employés à plein temps dans le public. Moment de silence dans la salle. Une autre main se lève. M. Benyam Mezmur, un autre membre du Comité, pose une autre question complémentaire, et demande pourquoi le gouvernement n'a pas répondu à la question sur la privatisation de l'éducation, qui est selon lui un point clé.
La délégation du gouvernement semble perturbée. Quelqu'un commence à répondre, et indique que le Maroc vise à atteindre le plus rapidement possible « 20% des élèves inscrits dans les écoles privées ». Mme Hakkaoui, la ministre, suit et fait l'éloge de l'enseignement privé. Elle indique que le gouvernement « favorise la libre concurrence dans l'enseignement, ce qui est bon pour tous les citoyens ». Tous deux insistent sur le fait que l'enseignement privé est « bien réglementé au Maroc » et qu’« aucun enseignant du secteur public enseigne dans les écoles privées ». Ces dernières déclarations déclenchent des réactions à moitié amusées et à moitié effarées des représentants des organisations de la société civile marocaine assis à côté de moi. Tout le monde au Maroc sait que les affirmations que viennent de faire la délégation marocaine sont tout simplement fausses...
La discussion passe désormais au sujet suivant, le droit à la santé. Les membres du Comité posent une série de nouvelles questions sur le système de santé marocain. Cependant, alors que le gouvernement commence à répondre, M. Benyam Mezmur lève de nouveau la main et revient à la charge : « Je n’ai pas l’habitude d’insister et de revenir sur une question qui a déjà été discutée, mais… est-ce le service de traduction qui ne fonctionne pas bien, ou ai-je bien compris que le gouvernement du Maroc vise à atteindre 20% d’élèves scolarisés dans le privé !? L'éducation est un bien public, et il est de la responsabilité du gouvernement d'offrir une éducation de qualité pour tous! ... Vous dites que tout va bien dans votre système d'éducation, mais pourriez-vous mentionner au moins deux problèmes auxquels vous devez faire face? "
Autre moment de stupeurdans la salle. Mme Hakkaoui tente une réponse vague, mais rapidement, le délégué interministériel chargé des droits de l'Homme reprend. Avec son expérience des droits de l'Homme, il comprend peut-être que la discussion va dans le mauvais sens pour le Maroc, et il finit par admettre que le système d'éducation n'est pas parfait – sans pour autant donner un quelconque détail sur ce qui ne va pas -, ajoutant que le pays travaille à une réforme de son système d'éducation.
À ce stade, nous savons que nous avons fait un grand pas et que nos efforts au cours des 10 derniers mois commencent à porter leurs fruits. Le Comité, grâce à sa persévérance et à ses questions répétées, a forcé le gouvernement à dévoiler publiquement son soutien à l'enseignement privé et son embarras sur l'impact de sa politique de privatisation sur le droit à l'éducation.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Pour atteindre ce moment, ces cinq minutes où le gouvernement marocain doit s'expliquer publiquement sur l'effet désastreux de ses politiques de privatisation, nous avons travaillé pendant plusieurs mois. La GI-ESCR et la Coalition marocaine, avec le soutien de laPrivatisation in Education Research Initiative (PERI), ont commencé en octobre à faire des recherches sur l'ampleur et l'impact de la privatisation de l'éducation au Maroc. À la suite de ces recherches, nous avons soumis deux rapports au CDE en décembre, avant la pré-session du Comité (qui est un examen préliminaire) de février.
A partir de là, nous avons préparé des documents de plaidoyer simplifiés, participé à plusieurs réunions avec les acteurs clés à Genève pour les sensibiliser à cette question encore peu connue, et activement mobilisé les organisations de la société civile au Maroc à travers des discussions et des ateliers. Nous étions présents à Genève le jour de la pré-session du CDE, et même si nous n'avons pas été invités à la pré-session en elle-même (c'est une session à huis clos uniquement sur invitation), nous nous sommes coordonnés avec d'autres organisations marocaines qui elles ont été invitées à y assister afin qu’elles soulèvent la question de la privatisation. Nous avons également utilisé cette occasion pour parler, en dehors de la session, aux principaux intervenants.
Nous avons obtenu une première victoire lorsqu’en février le CDE a soulevé le problème des inégalités dans l'éducation et le développement des écoles privées dans sa liste de questions préliminaires – une liste de questions écrites que le Comité envoie aux États avant l'examen formel. L'État a répondu par écrit à ces questions en juin, mais a été très vague sur la question de la privatisation. Nous avons alors publié un troisième rapport soulignant la vacuité et les carences de la réponse du gouvernement.
C'est seulement après ce travail que nous sommes allés à Genève pour l’examen du Maroc. À ce moment, le plus gros du travail était fait, et nous avions essentiellement à faire un ultime effort pour sensibiliser l’opinion publique à la question. Nous nous sommes assis et avons attendu avec impatience que le Comité pose ses questions ... La dernière étape était alors d'essayer d’informer celles et ceux - en particulier au Maroc - qui n'étaient pas à Genève sur ce qui s'est passé dans cette salle de réunion du Palais des Nations. Travailler avec un large réseau d'acteurs au Maroc était essentiel. Nous avons contacté de nombreux journalistes, et avons obtenu une large couverture médiatique, en français, comme ici, ici, ici, oulà, et en arabe, comme ici. Les bonnes relations de nos partenaires au Maroc ont également joué un rôle important !
Obtenir que le CDE questionne la politique de privatisation de l’éducation marocaine ne signifie pas que le travail est fini : ce n'est qu'un État parmi beaucoup d’autres qui sont touchés par la privatisation de l’éducation. Nous devons désormais attendre de voir si les observations finales (recommandations écrites envoyées aux États) que le Comité des droits de l’enfant publiera à la fin du mois répondront aux enjeux soulevés. Il y aura ensuite beaucoup de travail pour convaincre le gouvernement de mettre les recommandations en œuvre. C’est, néanmoins, une étape significative. Le fait qu’un Comité d'experts des droits de l'Homme de l'ONU s’interroge publiquement sur le développement de l'enseignement privé et rappelle au monde que l'éducation est un bien public est une avancée non négligeable. C’est également un message d’espoir pour les milliers de bénévoles qui militent dans le monde entier pour défendre une éducation publique de qualité pour tous, et, au-delà, une conception de la société où tous les enfants peuvent s’épanouir et se développer ; et où chacun apprend à vivre ensemble dans une société ouverte, tolérante et dynamique.